mercredi 31 octobre 2007

De l'esclavage domestique





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Anna Edes, bonne à tout faire. Une nuit de Budapest 1919, elle attrape un couteau, et le plante dans le corps de son maître et de sa maîtresse. Pourquoi? Peut-être par fatigue : elle dort si peu. Ou peut-être par ce vide qui l'étreint, puisqu'elle n'est rien pour eux. Bonne: cela signifie ne pas recevoir de cadeaux, pas de caresses. Pas de doux mots. Manger les restes de leurs repas. Se lever à l'aube. Se chauffer avec les braises finissantes. Oubliée, dénigrée, niée.
Un jour la main d'un homme a fourragé sa blouse; et Anna n'a rien dit, car elle n'a pas compris qu'elle se faisait violer.
Dans ce Budapest 1919 les saisons passent et Anna n'est rien. `
Et puis une nuit de mai où naissent les révolutions, -dit-on-, elle attrape un couteau et le plante dans le corps de ses maîtres.
C'est alors qu'on tente de la juger et qu'on n'y parvient pas.

L'histoire d'Anna est une fiction absolue, et sa lecture n'en est que plus troublante. Je pense aux Bonnes de Jean Genet, je pense au film Les Blessures assassines, je pense à cette soeur Papin qui un jour arracha les yeux de sa patronne. Cette fois-là c'était une nuit furieuse de mars.
Je pense à l'Ile aux esclaves de Marivaux, je pense à la haine que ressentent les esclaves et au jour où elle se tranforme en rage, je pense enfin à cette série de photos vues à Arles un jour de 2006, qui montrait tant d'immeubles bourgeois séquestrer des jeunes femmes comme Anna. Qui n'avaient pas, elles, saisi un couteau pour le planter dans le corps gras et satisfait de leurs maîtres.

L'auteur d'Anna la douce est un Hongrois, mort et enterré en 1936. Il a écrit un puissant roman d'automne, puissant et bref, qui évoque le parquet et le froid de l'hiver, l'odeur du poêle et du lard. C'est un roman domestique en somme, qui m'a portée loin, loin de Paris, et tout près des nuits froides où meurent les révolutions.



Anna la douce, de Deszö Kosztolanyi, éditions Viviane Hamy, 9 euros.


Musique : Miss Otis Regrets, chanson de Cole Porter, ici chantée par les Mills Brothers. Sublime chanson d'amour, composée en 1934, où une femme esseulée tue son amant d'un coup de revolver. "Mademoiselle Otis a le regret de vous dire qu'elle ne déjeunera pas ce midi, Madame." : ainsi commence cette chanson triste comme un jour de pluie. Tout le monde l'a chantée, mais ma version préférée est celle, sublime, interprétée par Sara Lazarus, accompagnée du big band de Patrice Caratini.

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