dimanche 5 novembre 2006

Exils



« Moi, je croyais qu’en Amérique, les rues étaient pavées d’or. En fait, elles ne sont pas pavées du tout ; et d’ailleurs, c’est à moi de le faire ». (Un immigré européen, débarquant à New York au début du XXème siècle).

Si un jour vous avez visité Ellis Island, à New York ; si un jour vous avez pris un ferry pour atteindre la statue de la Liberté avec une cinquantaine de touristes australiens et que vous avez rêvassé, pendant quelques minutes creuses, les cheveux au vent, à une destinée d’immigré que vous n’avez pas vécue, ce petit livre-ci est pour vous.

Immigrer à New York. Atteindre Ellis Island, entrevoir la sévère statue de la Liberté, celle qui est censée accueillir "les plus las, les masses pauvres et épuisées". C’est ce qu’a fait George Perec en 1978. Perec, pour les besoins d’un film, est allé, presque seul, là où sont arrivés seize millions d’hommes, femmes et enfants, battus par la famine, persécutés, exilés de force.

On retrouve Perec et son goût pour les listes lorsqu’il jette ces quelques mots pour écrire la maladie. Claudication, trachome, débilité mentale, tuberculose. Ou lorsqu’il suggère la méfiance des services d’immigrations et leurs 29 questions obligatoires. "Etes-vous anarchiste ?""Quelqu’un peut il se porter garant de vous ?".
Et parce que ce tout petit livre n’est pas un guide touristique mais une belle réflexion sur l’exil, George Perec interroge les murs vides d’Ellis Island.
« Ce que je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part ». Habité par l’exil, hanté par la recherche de son identité, Perec nous demande : « Comment reconnaître ce lieu ? ». Ce petit livre y parvient presque.

Notez Bien
Pour les admirateurs de Perec, on peut le retrouver cette semaine dans un film très rare, qu’il a tourné à Paris : Les lieux d’une fugue, sur une fugue de Bach, raconte les lieux où le jeune Perec a fugué en 1955. Un très beau court-métrage -40 minutes-, rare mais pas cher : on peut le voir gratuitement au Pavillon de l’Arsenal, à Paris.

Et en lisant Ellis Island, on peut écouter le très bel album de Gianmaria Testa, Da questa parte del mare, comme on boirait un excellent vin.
Du vin, du vin… du Lacrima Christi, bien sûr. Car Da questa parte del mare raconte l’émigration, l’exil, la solitude. Gianmaria Testa se plaint d’une voix rocailleuse et belle, Paolo Fresu vient l’éclairer de sa trompette. On entend d’ici les plaintes de ces malheureux, ces belles ballades tristes et lyriques, à tordre le cœur.

George Perec, Ellis Island, P.O.L, 10 euros.
Gianmaria Testa, Da questa parte del mare, 22 euros (Harmonia Mundi)
George Perec, Les lieux d’une fugue, projection-débat le jeudi 9 novembre à 19 heures au pavillon de l’Arsenal (Métro Sully-Morland) ; en accès libre au Pavillon à tout moment. Réservation obligatoire au 01 42 76 33 97.

Photo : Diane Arbus, Portorican Woman

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